Je ne mange pas d’œufs
Je ne mange pas d’œufs.
Souvent, on m’interpelle en me disant que les poules ne meurent pas, même si on prend leurs œufs. On me dit aussi qu’il existe des petites fermes bio, des jardins « heureux », des basses-cours qui seraient l’alternative pour que les poules vivent en paix, en produisant des œufs pour les humains.
D’abord, je voudrais rappeler que les œufs ne sont pas un surplus inutile des poules : ils font partie de leur cycle reproductif et contiennent du calcium et d’autres nutriments essentiels, que la poule peut parfois réabsorber en les mangeant elle-même. Elles ne nous les donnent pas, on leur prend.
Vive les petits élevages heureux ?
Oui, les œufs de basse-cour et de petites fermes semblent plus « éthiques » et séduisent par l’image d’un poulailler idyllique. On se dit alors qu’il suffirait de produire différemment les œufs pour en manger sans souci.
Mais la demande d’œufs est colossale : en France, on consomme plus de 14 milliards d’œufs par an, soit environ 240 œufs par habitant. Les poules domestiques anciennes, avant la sélection intensive, produisaient autour de 20 à 30 œufs par an. Il faudrait donc une dizaine de poules par personne pour satisfaire la demande. Pour une famille de 5 personnes, cela représenterait 50 poules à la maison.
En comparaison, une poule industrielle aujourd’hui (sélectionnée génétiquement, contrainte et nourrie pour ça) peut pondre 250 à 300 œufs par an, soit 10 à 20 fois plus que son rythme naturel.
Même en réduisant la demande, aucun modèle artisanal ne peut produire assez d’œufs sans s’industrialiser. Ce modèle n’est donc pas généralisable à l’échelle d’une société entière : il ne pourrait jamais répondre à la demande.
On pourrait se dire : d’accord, que ceux qui n’ont pas de jardin ne mangent pas d’œufs, et que les personnes qui ont un jardin peuvent en avoir. Or, le problème reste le même : dès qu’on prend une poule pour ses œufs, on va chercher à optimiser, pour en avoir plus. Très vite, consciemment ou non, on peut chercher à améliorer son rendement : choisir des races qui pondent davantage, contrôler son alimentation, multiplier les poules… et pourquoi pas en vendre à ses voisins. On restera, quelque soit l’échelle de l’exploitation dans des logiques qui nuisent au confort et à la liberté des poules.
Les végans considèrent donc que même les œufs de basse-cour ne sont pas plus éthiques que le modèle industriel, car ils perpétuent l’idée que les œufs sont une nourriture humaine « naturelle » et indispensable. Cela ralentit la transition vers des alternatives végétales pourtant largement disponibles et parfaitement suffisantes pour couvrir nos besoins.
Le pire, c’est que cette belle image de la petite ferme « éthique » entretient l’illusion qu’on a « besoin » d’œufs. Cet imaginaire est largement utilisé par les publicitaires pour rassurer les consommateurs. L’image idéalisée du petit poulailler familial sert de caution à une industrie qui, dans les faits, repose sur des élevages industriels massifs où les animaux souffrent énormément. Beaucoup de gens croient encore aux images de poules heureuses en plein air, alors que la réalité est tout autre.
La réalité des poules aujourd’hui, c’est l’industrialisation totale. Dans ce cadre, les poules finissent à l’abattoir très vite, usées par le travail. L’industrie de la viande et celle des œufs fonctionnent main dans la main. Même si la poule n’est pas tuée immédiatement pour pondre, l’industrie des œufs repose sur des pratiques extrêmement violentes. Les poules pondeuses sont sélectionnées génétiquement pour pondre beaucoup plus qu’à l’état naturel, ce qui épuise leur organisme. Leur bec est sectionné. Elles subissent la mue forcée pour relancer la ponte, développent des carences, des fractures, et finissent envoyées à l’abattoir encore jeunes, alors qu’elles pourraient vivre plus de dix ans. Même en « bio » ou en plein air, la logique est la même : on exploite un animal pour ce qu’il peut produire, jusqu’à le détruire physiquement et moralement.
Au-delà des œufs, le véganisme est un acte politique : il ne s’agit pas seulement de consommer autrement, mais de rejeter la norme culturelle qui fait des animaux des ressources. Comme le cannibalisme est moralement inacceptable, l’exploitation animale devrait l’être aussi. C’est pour toutes ces raisons que je préfère laisser les poules vivre pour elles-mêmes, sans rien attendre en retour, et ne pas participer à ce système, même indirectement. Ça fait presque 10 ans que je n’ai pas mangé d’œufs, ma vie continue, sans œufs... et avec beaucoup de bonheur !